Généalogie des régies de quartier

Ecologie & politique 2004/1 (N°28)

Bernard Eme, 2004

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Summary :

Organisation économique de proximité, inventée par des acteurs de la société civile au début de la décennie 1980, la régie de quartier se voulait initialement une entreprise de service pour le quartier, autogérée par les habitants pour favoriser la gestion politique de l’espace public et contribuer à l’insertion socioprofessionnelle des habitants, insertion dont les processus participaient selon les responsables à la coproduction de cet espace public. À la différence d’autres organisations socio-économiques d’insertion par un travail aidé (les entreprises d’insertion, les associations intermédiaires, les entreprises de travail temporaire d’insertion), l’insertion dans les régies était subordonnée à une approche politique large de gouvernance des services urbains. En cela, elles se revendiquaient des mouvements qui excédaient la seule problématique de l’insertion et qui cherchaient à coproduire les politiques publiques faisant appel aux procédures de démocratie locale.

Malgré l’évolution des pratiques et des discours au cours des deux dernières décennies, que ce soit sous la contrainte des contingences économiques, sociales, politiques ou que ce soit à travers les rapports à la puissance publique qui visaient la légitimation de l’autonomie des régies et de leur réseau (le Comité national de liaison des régies de quartier : CNLRQ) cette visée fut toujours celle des régies jusqu’à se revendiquer de l’économie solidaire au début des années 1990. Rabattues très souvent sur leur seule fonction d’insertion par les acteurs politico-administratifs, elles ont tenté de se construire des principes de justification et de légitimation qui, au cours du temps, ont renvoyé à trois référentiels successifs [2][2] B. Jobert et P. Muller, L’État en action, politiques… : le « tiers secteur » au tout début des années 1980, « l’économie locale et communautaire » des années 1985 au début des années 1990 et, depuis 1992 et 1993, l’ « économie solidaire » qui a coïncidé avec un processus autonome de labellisation des régies et le dépôt d’une marque collective « Régie de quartier » à l’INPI.

Cette contribution voudrait éclairer la généalogie des régies de quartier comme l’une des facettes de la construction des organisations d’économie solidaire et de leur légitimation partielle par la puissance publique. Elle éclaire par ailleurs le passage d’une culture de la conflictualité où les acteurs se construisaient principalement leur identité dans les luttes, les oppositions, les conflits, à des cultures coopératives fondées sur la pacification [3][3] M. Gauchet, « Essai de psychologie contemporaine. Un… et produisant des identités davantage marquées par le pragmatisme de l’action. Ainsi, ces acteurs des régies ont progressivement construit un référentiel normatif concernant le système d’acteurs qui serait nécessaire à la création et à la consolidation des régies de quartier (les habitants, les villes et les bailleurs) selon un souci de démocratie locale sur les territoires des quartiers d’habitat social. Mais ce système d’acteurs nous semble brouiller, non sans travers et effets négatifs, les frontières entre les systèmes politico-administratifs institués et les acteurs de la société civile : élus et acteurs des institutions appartiennent tout à la fois aux instances de décisions politiques et à des régies qui négocient avec ces instances et qui bénéficient de leurs décisions. Enfin, il nous semble que cette analyse suggère qu’il ne s’agit pas d’opposer les espaces publics vécus et construits par les habitants à travers leurs cultures et leurs styles de vie aux espaces publics de délibération rationnelle ou de reconnaissance de leurs actions : les espaces publics vécus comme espaces où les ressources culturelles et de la solidarité sont mises en œuvre sont aussi conditions de possibilité d’espaces publics de proximité où peuvent se déployer des procédures démocratiques de délibération et de prise de décision ainsi que des formes de reconnaissance morale des individus et des groupes.